Finding Words, Fighting Words: Anjesa Dellova – until November 15 in Geneva
Dans sa solitude forcenée, David Wojnarowicz déclare être l’"enfant robotique qui regarde à travers des yeux numériques au travers du pare-brise dans le monde pré-inventé”. Anjesa Dellova cultive un rapport similaire à la distance : dans ses peintures, des entités, seules ou en groupes, humaines ou animales, se dévoilent dans une frontalité désarmante. Comme pour réhausser un inconfort de la rencontre, le solennel des postures se manifeste par une iconographie qui emprunte volontiers à un style adouci—ces grands yeux ronds qui sont le plus souvent convoqués pour signaler une mignonnerie craquante—et les figures, même si elles nous font face, s'effacent par leur mutisme, les contours flous produits par les teintes monochromes et le frottement de la couleur qui donne à la peinture son aspect rugueux. Pour certaines de ses images, Anjesa Dellova s’inspire de photographies provenant de l’important héritage laissé par la dynastie de photographes la plus fameuse d’Albanie, les Marubi. Sur trois générations, ils documentent le développement turbulent de l’histoire albanaise et réalisent, dans leur studio photographique, des milliers de portraits hétérogènes de la société de l’époque, allant des bourgeois urbains ou acteurs et peintres célèbres jusqu’aux bergers des montagnes. Certains de leurs portraits de groupe montrent des personnes en habit traditionnel sur le fond neutre du studio photographique, un contraste théâtral provenant de la tension entre une objectivité anthropologique et la réalisation de son image.
Cette tension de la translation habite toute l'oeuvre d’Anjesa Dellova. Dans la division et la continuité des deux espaces pour lesquels elle a été pensée, Finding Words, Fighting Words se construit face à la difficile intégration d’une individualité morcelée au sein d’une narration totalisante. Mais si les échos à l’identité culturelle albanaise, marquée dans son histoire récente par les fractures et les reformations, prennent ici toute leur place, c’est que leur complexité est réintégrée dans la corporalité de la peinture et sa propre histoire turbulente. Dans les images de l’artiste, le balancement constant entre existence et dissolution reformule ainsi tout autant un des problèmes centraux de la peinture occidentale, celui qui oppose surface et profondeur. Une complication au centre de notre expérience commune, au sein du capitalisme tardif, de la compulsion à l’auto-spectacularisation afin d’exister dans la sphère publique—et ainsi de lisser la profondeur de nos identités par la démonstration publique l’image. Les peintures d’Anjesa Dellova s’immiscent alors dans cette sorte de pacte faustien par la manifestation de ses propres convulsions : frontalité qui s'efface, scènes de groupe aux coordonnées ambigües, monochromes traités dans la profondeur de l’image plutôt que d’amener à une extension latérale de la peinture.
C’est précisément dans ces convulsions que l’artiste transforme ce constat d’échec dans un rapport à l’affect vivifiant. Marquée par une série de rencontres de ces peintures à la corporalité spectrale, l’exposition devient un rite collectif dont le parcours est marqué par la rugosité des toiles, menant à la pulsion haptique inscrutable de toucher ce qui est râpe et d’approcher ce qui se défait. Notez ce grain rêche des images et la pixellisation prononcée des oeuvres vidéos présentées dans une même suite sur le téléviseur lie-de-vin de l’artiste, une profondeur pauvre contre la dimensionnalité plate des images low-res artificiellement gonflées par l’éclairage QLED de nos écrans d’ordinateurs ou smartphones. Face à cette densité trompeuse, la précarité des surfaces d’Anjesa Dellova est redoublée par une image instable et une caméra secouée par les respirations de l’artiste. Dans une des vidéos, la caméra s’approche—par un mouvement physique, au contraire d’un zoom numérique—d’un visage juvénile, le scrute au plus près, au point de presque perdre l’intégrité de l’image. Un rapprochement étouffant qui risque la disparition, mais surtout le refus viscéral de l’aplatissement généralisé. La même vitalité qui habite les peintures, surfaces totales et glissantes aux teintes vibrantes, une corporalité politique d’agents bruyants contre la statique morose d’un monde pré-inventé.
Finissage à Genève : Jeudi 13 novembre à 18h, à l'occasion de la Nuit des bains
Exposition à Lausanne jusqu'au 8 novembre et à Genève jusqu'au 15 novembre.
L'exposition à Lausanne est réalisée avec le soutien de la Ville de Lausanne.